Marquis, Nicolas
[FUSL]
L’ « invitation à la sociologie » de Peter Berger est une réédition d’un ouvrage initialement paru en 1963. Né en 1929, P. Berger est un des grands noms de la sociologie américaine actuelle, notamment connu chez nous pour un ouvrage coécrit avec Th. Luckmann et paru 3 ans après la première édition de « Invitation à la sociologie » : « The social construction of reality », qui constitue une étape importante dans l’approche dite du constructivisme social en réactivant la tradition phénoménologique en sociologie initiée par A. Schütz. L’ouvrage qui nous occupe est loin de ces préoccupations théoriques particulières, et vise plutôt à défendre la pertinence de la passion revendiquée par l’auteur pour ce que d’aucuns ont qualifié de sport de combat (terme qui gagne en pertinence à la lecture du livre de Berger !). Pour Isambert, de la Revue française de sociologie, « il est rare de pouvoir qualifier de ‘‘plaisant’’ un ouvrage qui s’occupe de sociologie ». Plaisant et intéressant, cet ouvrage l’est à plus d’un titre. Il y a bien sûr d’abord le style et la verve de Berger, agréables, impertinents et faisant souvent mouche. Ensuite, du point de vue du fond de la réflexion, la satisfaction est souvent de mise. Loin d’être susceptible d’intéresser uniquement les novices ou les profanes de la discipline, l’ouvrage possède plusieurs atouts qui pourront plaire aux sociologues plus avertis. La gageure est en effet de taille : rendre la sociologie attractive, ce qui suppose aussi de donner quelques éléments de définition, et de reprendre à bras le corps les débats fondamentaux qui la constituent. Bref, on pourra trouver dans le discours de l’auteur de précieuses indications à l’usage des praticiens qui ont à faire face plus souvent qu’à leur tour au regard dubitatif de leurs concitoyens s’interrogeant : « Mais, au fond, la sociologie, c’est quoi ? ». Praticiens à qui, alors qu’ils essayaient tant bien que mal de s’en sortir en faisant désespérément appel à des notions parfois ésotériques, est asséné le coup fatal : « Oui, d’accord, mais ça sert à quoi ? ». On pardonne alors plus facilement à Berger de parfois forcer le trait pour chercher des réponses à ces questions désemparantes. Il faut retenir de cet ouvrage la définition générale de la sociologie comme une « forme de conscience ». Globalement, la sociologie doit être comprise comme une manière d’aller voir ce qui se passe « derrière », de ne jamais s’arrêter à la façade d’un individu, d’une interaction, d’un groupe, d’une société, qui masque leurs structures respectives. Il s’agit donc pour l’auteur d’ériger l’irrespect bien compris en méthode de recherche, de démystifier les discours et de désubstantifier les entités collectives jusqu’à plus soif. Le sociologue est celui qui refuse de se complaire dans les évidences, qui cherche à retracer les processus de construction de la réalité et qui traite de la localisation sociale des hommes et des idées. On sent évidemment les affinités avec l’approche sociologique du constructivisme social que Berger développera en propre. Berger reprend à cet égard quelques débats fondamentaux qui caractérisent (parfois sclérosent) l’approche sociologique, et participent à sa silhouette austère. Ainsi en va-t-il du couple déterminisme-liberté. A travers trois regards particuliers (l’homme dans la société, la société dans l’homme et la société comme mise en scène), Berger nous invite à revisiter les fondements de l’idée souvent fort mal acceptée par les non sociologues selon laquelle « la plupart du temps, le jeu a déjà été ‘‘fixé’’ longtemps avant que nous ne montions sur scène. Tout ce qu’il nous reste à faire, le plus souvent, est de jouer notre rôle avec plus ou moins d’enthousiasme. » (2006 : 125). Mais l’invitation à la sociologie qu’il propose passe aussi par la relativisation théorique de cette « claustrophobie sociologique » afin de rendre l’abord de la discipline plus attrayant, en caractérisant l’acteur comme ontologiquement libre, mais de mauvaise foi lorsqu’il prétend ne pas pouvoir faire autrement. Il ne fait nul doute que cette caractérisation de la sociologie est historiquement datée et serait bien moins reçue aujourd’hui par ceux qui, tenants du tournant pragmatique par exemple, déplorent que la sociologie garde son vieux réflexe d’aller « chercher derrière » ce qui lui est donné à observer. On trouvera à juste titre simpliste sans doute cette caractérisation du sociologue comme celui à qui « on ne la fait pas », que Berger utilise pour dessiner la plus-value du regard de la discipline. Reste qu’il serait bien prétentieux de dire que la quarantaine d’années qui nous sépare de la première édition de l’ouvrage de Berger a permis à la discipline de dépasser totalement cette posture, qui n’est d’ailleurs certainement pas exempte d’excellentes caractéristiques destinées à perdurer. On terminera en soulignant l’extrême lucidité dont Berger fait preuve aux divers moments de son écriture (texte de 1963, postface de 1992, préface de 2006) quant à l’état structurel de la discipline, et quant aux dangers qui la menace : l’esprit de clocher, l’insignifiance, le rationalisme, l’idéologie notamment, mais aussi l’âpreté du monde académique dans lequel doivent évoluer les jeunes et moins jeunes praticiens, âpreté dont il est clair qu’elle ne favorise pas le développement sain de la discipline que Berger a constitué en passion.
Référence bibliographique |
Marquis, Nicolas. C.R. de Berger, P., Invitation à la sociologie, in Recherches sociologiques etanthropologiques. In: Recherches sociologiques et anthropologiques, Vol. 38, no.2, p. 196-197 (2007) |
Permalien |
http://hdl.handle.net/2078.3/133785 |