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Le communalisme comme politique de l’écologie sociale. Quelle place pour Bookchin dans le mouvement écologique ?
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Développée par le philosophe américain Murray Bookchin, l’écologie sociale est une perspective interdisciplinaire sur les relations de l’être humain à la nature défendant l’idée que les problèmes écologiques sont en réalité des problèmes sociaux et politiques (Bookchin, 2005 [1982], 1995). Afin de résoudre la crise écologique, il s’agit notamment de construire un système politique radicalement non-hiérarchique, et donc démocratique, ce que Bookchin propose de faire par le développement du communalisme comme politique de l’écologie sociale. Notamment en raison de la mise en pratique du confédéralisme démocratique, l’adaptation du communalisme à la lutte de libération kurde au Rojava (Gerber et Brincat, 2018), la pensée politique de l’écologie sociale qu’est le communalisme a connu un regain d’intérêt dans les cercles académiques et militants. Par contraste, l’aspect écologique de l’œuvre de Bookchin semble rester une source d’inspiration relativement marginale pour les mouvements écologiques contemporains dans l’hexagone. Alors que se multiplient ces dernières années les livres en français sur Bookchin, comme les traductions de ses livres ou de recueils de textes, cette communication vise à interroger la place réduite qu’occupe l’écologie sociale comme inspiration et référence pour les mouvements écologistes en France et à identifier les potentialités de cette dernière. À partir d’un réancrage des idées communalistes au sein de l’écologie sociale, il s’agira de pointer la manière dont le projet politique « éco-communaliste » (Sauvêtre, 2021) peut renouveler la théorie démocratique pour traiter des enjeux écologiques. L’apport de l’écologie sociale à la pensée écologique est double, à la fois critique et normatif (Bookchin, 1982, p. 87). D’une part, l’écologie sociale propose un cadre théorique afin d’articuler l’analyse des problèmes écologiques à celle des problèmes sociaux, et de l’ancrer dans une critique plus large de toute domination. D’autre part, partant du principe que la construction d’une société égalitaire et écologique – une société dans laquelle le rapport de l’être humain à la nature ne sera plus de l’ordre de la domination – nécessite d’éliminer toutes les formes de domination, l’écologie sociale enjoint à reconstruire nos rapports sociaux, politiques, économiques et culturels selon des principes égalitaires et non-hiérarchiques. C’est donc à un changement social profond qu’appelle Bookchin en réaction aux défis écologiques, une rupture loin de l’appel aux « petits gestes » individuels comme des replis sur soi survivalistes, loin aussi de l’ « environnementalisme » réformiste et étatiste qu’il critique comme une « gestion technique de l’environnement [qui] ne remet pas en question les idées fondamentales de la société actuelle, notamment le fait que l’être humain doive dominer la nature » (Bookchin, 2019, p. 80). L’écologie sociale repose en effet sur le principe fondamental que la rupture de l’équilibre entre le monde naturel et le monde humain caractérisant la crise écologique contemporaine est le résultat de la domination de la nature par les humains. Loin d’être un trait inhérent à l’être humain, la domination que celui-ci exerce sur la nature est en réalité une construction sociale issue de la domination de l’humain sur l’humain. Dès les années 1960, Bookchin est parmi les premiers à établir un lien entre les problèmes écologiques et la hiérarchie – pas seulement celle, économique, entre les classes sociales, mais toutes les formes de hiérarchies sociales, et notamment celle des hommes sur les femmes. « Aucune libération n’est possible, aucune tentative d’harmoniser les rapports humains et les rapports entre les hommes et la nature ne pourra réussir si l’on n’a pas éradiqué toutes les hiérarchies, et pas seulement les classes sociales ; toutes les formes de domination, et pas seulement l’exploitation économique » (Bookchin, 2020, p. 11). Avec d’autres courants de réflexion, tels que l’écoféminisme, l’écologie sociale nourrit ainsi les pensées écologiques contemporaines ayant « en commun de faire le lien entre la domination de certains groupes sociaux sur d’autres et la domination de la nature par les sociétés humaines » (Boursier, Guimont, in Boursier, Guimont, dir., 2023, p. 18). Une caractéristique importante de l’écologie sociale est qu’elle s’inscrit dans la « veine “écolo-urbaine“ de la pensée anarchiste et libertaire » (White, Kossof, 2011, p. 146). « Bien avant l’émergence de la science moderne, de la rationalité “linéaire” et de la société “industrielle” (pour citer les causes invoquées avec tant de légèreté par le mouvement écologiste moderne), les sociétés hiérarchiques et de classes dévastèrent largement le bassin méditerranéen et les coteaux chinois, amorçant à grande échelle la transformation et souvent le pillage de la planète », insiste Bookchin (2019), pour qui réorganiser la vie sociale et écologique n’implique pas un rejet de la modernité et des villes. Dès les années 1970, le processus d’urbanisation et ses effets environnementaux sont au cœur de sa réflexion. Bookchin développe une vision critique de l'urbanisation capitaliste, associée à la concentration du pouvoir politique et économique entre les mains d'une élite, entraînant une diminution de l’autonomie des citoyens (Bookchin, 2021 [1995]). Pour lui, le processus d’urbanisation à l’ère moderne, généré par la combinaison des forces de l'État-nation, du capitalisme et de l'industrialisme, entraine une séparation de la ville et de la campagne : exploitée comme un ensemble de ressources, la campagne se trouve aussi façonnée par la ville à son image. Il n’appelle toutefois pas comme d’autres à fuir les villes, mais tente plutôt de résoudre les problèmes d'insoutenabilité des mégapoles contemporaines en portant une vision de la ville « désurbanisée ». Pour cela, il faut reconsidérer la ville dans sa diversité historique afin de comprendre la distinction entre l'urbanisation et la citification, processus historique et anthropologique émancipateur – compromis par l'émergence des États-nations et du capitalisme depuis le XVIIe siècle – qui consiste à organiser les humains au sein de cités en harmonie avec la nature, favorisant la démocratie directe et l'autosuffisance écologique. La cité est conçue comme un espace de vie à échelle humaine, en lien étroit avec les écosystèmes environnants, un espace dans lequel les individus peuvent s'enraciner : les villes n'ont pas besoin d'être de gigantesques agglomérations impersonnelles, en perpétuelle croissance, qui dominent la nature et qui nous gouvernent, au lieu de nous permettre de nous gouverner nous-mêmes. « La manière dont Bookchin envisage l’urbanisme écologique est intéressante non seulement parce qu’il défend les villes de taille moyenne en tant que sites potentiels d’une politique écologique, mais aussi parce qu’il tente d’associer ce projet d’urbanisation environnementale à des politiques de technologie écologique, de participation et de citoyenneté » (White, Kossof, 2011, p. 164). Bookchin s’érige certes contre ceux qu’il appelle les « écolo-technocrates » (2005 [1982]) : « on voit émerger un mythe technocratique selon lequel la science et la technique pourraient résoudre tous les maux dont souffre l’environnement. Comme dans les utopies de H. G. Wells, on nous demande de croire qu’il nous faut une nouvelle élite qui planifie la solution de la crise écologique » (Bookchin, 2020, p. 13). Mais, l’écologie sociale ne rompt pas pour autant avec le progrès technique : elle encourage le développement d’une technologie qui permette aux humains de subvenir à leurs besoins en étant délivrés des tâches pénibles sans porter atteinte à l’environnement – conditionnée à une mainmise populaire sur cette technologie. Une technologie qui n’est pas soumise aux profits des investisseurs peut être libératrice et nous amener au seuil d’un nouveau paradigme de société qui en a fini avec la lutte pour la survie, une société « post-rareté » (Bookchin, 2016). Car l’austérité n’est pas la condition sine qua non du respect de la nature : l’écologie sociale n’appelle pas la privation. Si Bookchin s’accorde avec celles et ceux qui dénoncent l’impact écologique de la recherche d’une croissance économique sans fin fondée sur la promotion du consumérisme, propre à une société où la population est maintenue à dessein dans un état de manque et de dépendance artificiels, l’abondance reste pensée comme le contraire du gaspillage et de la consommation à outrance, comme une « sélection raisonnée du nécessaire » qui deviendrait possible dans un société écologique, non-hiérarchique et libre (Gerber, Romero, 2019 [2016], p. 31). D’un point de vue politique, l’écologie sociale promeut un communalisme, fondé sur la prémisse fondamentale que la création d’institutions qui permettraient aux communautés de gérer collectivement leurs affaires rendrait possible l’abolition de la hiérarchie politique traditionnelle : celle d’une classe de politiciens et politiciennes professionnelles sur des citoyens et citoyennes ordinaires. Pour ce faire, la Commune est envisagée comme le lieu où une communauté gère collectivement ses affaires, tant politiques que sociales et économiques, au travers de l’institution de l’assemblée populaire (Bookchin, 1987, 2015). Pour les questions dépassant leurs limites, ces municipalités autonomes s’organiseraient sur le modèle confédéral, à savoir un réseau de conseils où se réuniraient des délégués et déléguées munies d’un mandat impératif et révocable, et responsables devant elles, afin d’administrer, de coordonner et d’exécuter les politiques décidées par ces assemblées. Comme Bookchin le réaffirme en entretien : « le municipalisme libertaire n’est pas un “localisme“ – qui (…) pourrait facilement conduire à une régression culturelle et à un esprit de clocher réactionnaire et qui, à toutes fins pratiques (heureusement !), est économiquement impossible dans la plupart du monde » (Bookchin, 1992). Le communalisme ne peut donc pas se résumer, même « pour faire simple », à une combinaison de « ZAD et potagers » (Lordon, 2021, p. 93). Il vise à éliminer le système capitaliste en faveur d'une société plus équitable en promouvant la gestion municipale de l'économie : c’est à l’ensemble des habitants et habitantes de la commune réunis dans les assemblées municipales qu’il revient de définir la politique économique ; et c’est sous leur contrôle que sont placées les terres et les entreprises, dès lors qu’ils et elles sont à même de tenir compte de leur impact sur l’environnement dans leurs choix. L’organisation politique autour d’éco-communautés décentralisées semble à première vue se rapprocher de ce que promeuvent aujourd’hui une partie des intellectuel.le.s mobilisés autour des luttes écologiques en France, dont on prendra comme exemple ici les penseur·se·s de l’écologie qui s’expriment, aux côtés de paysans, d’artistes et d’auteurs militants, dans On ne dissout pas un soulèvement. 40 voix pour les Soulèvements de la terre – ouvrage « dédié aux blessé.es de Sainte-Soline » (collectif, 2023). Mais il ne leur sert pas de référence. Ainsi, si Jérôme Baschet a pu relever la proximité de l’organisation sociale qu’il promeut avec le communalisme, il insiste cependant, notamment dans Basculements. Mondes émergents, possibles désirables, sur le fait que Bookchin ignore à tort les formes communautaires traditionnelles et qu’il est excessivement concentré autour de la politique municipale (Baschet, 2021, p. 198-199 ; sur les rapprochements et divergences, voir aussi : Romero, 2022). En partant d’une réflexion sur l’autonomie matérielle, Aurélien Berlan (2021) rejoint lui aussi, dans Terre et liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de la délivrance, les réflexions sur l’autonomie politique et l’auto-organisation des affaires communes ; mais le modèle qu’il esquisse se rapproche plus de la communauté villageoise aux pratiques artisanales et paysannes que de la commune politique, quand Bookchin se positionne au contraire contre le retour à un passé rural préindustriel. Ce qui distingue fortement les propositions récentes de celles et ceux qui prennent la parole en soutien aux mobilisations écologiques en France, c’est aussi le rapport confiant dans les solutions techniques que conserve Bookchin et le fait qu’il n’appelle pas à mettre fin à la production industrialisée. Ainsi, Geneviève Pruvost écrit que « l'utopie technicienne de Bookchin, fondée sur les miracles de l'automation et de la miniaturisation technique, est la colonne vertébrale du municipalisme » (Pruvost, 2021, p. 222). Aurélien Berlan y voit quant à lui « l’expression du désir de la délivrance », dont il veut montrer qu’il faut se défaire (Berlan, 2021, p. 128). L’écologie sociale bookchinienne trouve davantage d’écho dans les penseurs français contemporains de l’écologie qui défendent le biorégionalisme. Ce dernier se caractérise en effet par la revendication d'une démocratie ascendante, directe et décentralisée, où l'autonomie politique occupe une place centrale. « La biorégion nourrit un projet d’émancipation collective fondé sur un imaginaire créatif, celui de l’autonomie, et des formes politiques renouvelées, notamment d’autogouvernement » (Faburel, 2023, p. 255). Pour les biorégionalistes, il revient aux individus de gouverner leur territoire plutôt qu'à une entité gouvernementale centralisée. Au-delà de l’objectif de transformation écologique, l’idée de biorégion dessine ainsi aussi une voie politique pour sa réalisation : l’autonomie et l’autosubsistance s’articulent à l’autogouvernement des communautés de vie, ce qui peut amener à la rapprocher de la perspective communaliste. « Seules la démocratie directe et l’écologie sociale proposées dans le sillage de Bookchin (…) ouvrent selon nous la voie à une désurbanisation du monde par la décroissance », écrivent Maëlle Giard et Guillaume Faburel (2020), membres du Réseau des territorialistes, qui depuis sa fondation en 2016 cherche à promouvoir en France la biorégion. De son côté, Marin Schaffner, dans sa postface au recueil de textes de Bookchin, L’écologie sociale. Penser la liberté au-delà de l’humain, affirme que « le biorégionalisme va de pair avec le communalisme pour humblement réancrer les communautés humaines dans des milieux de vie plus qu’humains » (Schaffner, in Bookchin, 2020, p. 316). Mais là encore, le rapprochement rencontre un obstacle : dans le fait que le biorégionalisme trouve en partie sa matrice théorique dans l’écologie profonde américaine (Davidson 2007), qui se caractérise par une mise à distance de l’anthropocentrisme et l’idée que les êtres humains devraient développer leur lien spirituel avec les lieux qu’ils habitent. « Cette proximité éclaire le rejet tardif du biorégionalisme par Murray Bookchin, (…) fervent critique de la “misanthropie“ essentialiste de l’écologie profonde », pour qui « l’humain reste la variable fondamentale » (Dubiau, 2022). Si le communalisme est souvent compris de manière indépendante de l’écologie sociale, l’objectif est ici de montrer comment celui-ci s’ancre dans une pensée écologique plus large que la seule sphère politique. La communication propose ainsi d’exposer la singularité des idées de l’écologie sociale de Bookchin, afin de souligner les potentialités de sa dimension politique, le communalisme, parmi la constellation des propositions visant à renouveler la question de la démocratie pour que celle-ci soit à la hauteur des enjeux écologiques actuels.
Document type | Communication à un colloque (Conference Paper) – Présentation orale avec comité de sélection |
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Publication date | 2024 |
Language | Français |
Conference | "17e Congrès de l'Association Française de Science Politique-ST "De la crise à l’utopie"", Sciences Po Grenoble (du 02/07/2024 au 04/07/2024) |
Affiliation | UCL - SSH/JURI/PJTD - Théorie du droit |
Keywords | Ecologie sociale ; Communalisme |
Links |
Bibliographic reference | Van Outryve d'Ydewalle, Sixtine ; et. al. Le communalisme comme politique de l’écologie sociale. Quelle place pour Bookchin dans le mouvement écologique ?.17e Congrès de l'Association Française de Science Politique-ST "De la crise à l’utopie" (Sciences Po Grenoble, du 02/07/2024 au 04/07/2024). |
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Permanent URL | http://hdl.handle.net/2078.1/297962 |