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La Poétique d'Aristote. En marge de l'institution chorale, une machine de guerre pour invisibiliser l'entrelacs tragique du rite et de la politique
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La Poétique d'Aristote. En marge de l'institution chorale, une machine de guerre pour invisibiliser l'entrelacs tragique du rite et de la politique
La Poétique d’Aristote est un traité dont la postérité polymorphe est inversement proportionnelle à sa petite taille et à sa transmission lacunaire. Considéré comme le premier traité d’esthétique, elle a influencé durant des siècles tant les théoriciens que les praticiens du théâtre, au point que l’on confond souvent encore aujourd’hui la tragédie athénienne avec cet artefact purement théorétique qu’est sa reconstruction dans la Poétique. Car ce qu’Aristote qualifie de « tragédie », en l’identifiant à la narration de son intrigue, le mythos (Klimis, 1997), n’a plus grand chose à voir avec la réalité complexe des performances tragiques athéniennes, qui étaient à la fois des actes rituels en l’honneur du dieu Dionysos et des actions politiques au sens fort du terme. À ne confondre ni avec le concept philosophique du « tragique » (Judet de la Combe, 2010) ni avec le théologico-politique des modernes, les tragédies athéniennes doivent être reconsidérées comme partie prenante d’une institution politico-rituelle spécifique à la démocratie athénienne, les Grandes Dionysies (Klimis, 2013), dont la Poétique a grandement contribué à masquer l’importance durant des siècles. Les réappropriations en philosophie et éthique contemporaines de ce traité et de son usage du concept de mimèsis, autour de la question de l’identité narrative, ignorent cet aspect polémique intrinsèque à la Poétique. Elles « se laissent prendre à la conséquence, à la consistance » de ce traité (Cassin et Narcy, 1989). C’est pourquoi il faut oser « jeter le soupçon sur l’impression qu’il donne, d’une évidence définitive », pour reprendre des termes utilisés au sujet du livre Gamma de la Métaphysique d’Aristote (Ibid.). Car, sous l’apparence d’une description neutre et objective des formes théâtrales, la Poétique est une machine de guerre théorique contre ce que j’appellerais l’institution musicale de la société grecque. J’entends par là, à la suite de Castoriadis, que ce sont les chants des poètes, et d’abord d’Homère et d’Hésiode, qui ont fourni à la société grecque les principales significations imaginaires au fondement de toute leur institution sociale, se manifestant dans des formes symboliques institutionnalisées telles que la religion ou encore dans des valeurs telles que la recherche de la gloire (Castoriadis, 2004). Ce sont donc aussi les poètes qui sont au fondement de l’éducation des citoyens grecs, ce que manifeste le mot célèbre et polémique du Socrate platonicien de la République, lorsqu’il qualifie Homère « d’éducateur de toute la Grèce ». Dans l’Athènes démocratique, ce sont les poètes tragiques et comiques, en tant qu’ils avaient la responsabilité d’entraîner leurs chœurs, composés de citoyens et non d’acteurs professionnels, qui prirent le relais de ce rôle d’éducateurs des citoyens. La Poétique doit dès lors être prise comme partie prenante d’une « guerre des éducateurs » qui fit rage entre poètes, sophistes et philosophes, dont témoignent par exemple les Grenouilles d’Aristophane ou la République de Platon (Klimis, 2003 et 2012). Dans cet article, il s’agira de montrer les différents aspects de l’institution social-historique de la tragédie athénienne, dans leur intrication profonde avec la forme de vie démocratique, qui se trouvent volontairement invisibilisés par le cadrage théorique élaboré par Aristote dans sa Poétique. Primo, la focalisation exclusive sur le travail d’élaboration de l’intrigue (muthos) par le poète, envisagé comme celui d’un artisan-technicien réalisant une œuvre, un « produit » (et non plus comme un inspiré des Muses), occulte son rôle d’éducateur du chœur (khorodidaskalos), et ce faisant, la manière dont la danse et le chant, — donc un travail centré sur les corps en mouvement et les affects — pouvait être au fondement d’un apprentissage de la phronèsis, principale vertu attendue des citoyens. Secundo, la focalisation sur l’intrigue (mythos) et son identification stricte à une « représentation d’action » (mimèsis praxeos), fait basculer l’appréhension de la tragédie dans le seul champ de la fiction, en occultant qu’elle était aussi une praxis au sens politique du terme, ainsi que la performance d’un rite. Sont ainsi invisibilisés tous les citoyens qui ne participaient pas à la trame de la fiction mais qui jouaient néanmoins un rôle central dans la performance tragique : l’archonte-roi, le chorège, les citoyens membres du jury qui élisaient la meilleure tragédie, etc. Tertio, la focalisation sur le drama et les personnages des héros (joués par des acteurs professionnels) qui le font « avancer », occulte l’importance centrale du chœur, tant sur le plan de la réalité que de la fiction (Dupont, 2007 et Calame, 2017). À ce sujet, la réussite de la Poétique est totale : lorsque nous parlons d’une tragédie aujourd’hui, nous la « racontons », en nous focalisant, comme une évidence, sur l’unité de son intrigue. Et les chants du chœur nous semblent accessoires, facilement escamotables et venant interrompre la cohérence de l’intrigue fictionnelle. Or, dans la réalité athénienne, c’était le chœur et ses déplacements chantés et dansés (parodos, stasima, exodos) qui donnaient une forme d’unité mouvante à la tragédie, et les épisodes de l’intrigue qui venaient l’interrompre. En se focalisant sur les seuls héros (tragiques ou comiques) et en leur assimilant le chœur (lequel doit selon Aristote se comporter comme un personnage pour faire avancer l’intrigue), la Poétique invisibilise l’importance du fait que les rôles fictionnels du chœur représentaient en grande majorité des personnages situés aux marges de la citoyenneté (femmes, esclaves, barbares, etc.) et qu’ils étaient pourtant tenus par des citoyens. On peut donc comparer la performance chorale à une forme d’initiation dionysiaque où il s’agissait, pour les choreutes, de se travestir en figures du « tout autre », avec toute la violence symbolique que ce type d’aliénation/altération transitoire suppose. En conclusion, on tentera de montrer en quoi la redécouverte de la plurivocité des voix et des registres de significations, liée à la forme chorale de la tragédie, peut être prise comme un paradigme alternatif à celui de la narration unitaire et univoque pour penser tant la question d’une identité personnelle plurielle, que la narration polysémique d’une histoire articulant celle des vainqueurs et celle des vaincus, celle des grands événements et celle des faits du quotidien : le paradigme de l’harmonie discordante (Klimis, 2019).
Contribution à ouvrage collectif (Book Chapter) – Chapitre
Publication date
2024
Language
Français
Host document
Marie-Hélène Desmeules, Geoffroy Mannet et Thibault Tranchant (éd.) ; "En marges du récit. Enjeux critiques de la narration"- p. 17-48 (ISBN : 978-2-406-17599-5)
Klimis, Sophie ; et. al. La Poétique d'Aristote. En marge de l'institution chorale, une machine de guerre pour invisibiliser l'entrelacs tragique du rite et de la politique. In: Marie-Hélène Desmeules, Geoffroy Mannet et Thibault Tranchant (éd.), En marges du récit. Enjeux critiques de la narration, Classiques Garnier : Paris 2024, p. 17-48