Messaoudi, Fadoua
[USL-B]
La thèse interroge la manière dont les travailleurs sociaux (psychologues, éducateurs, animateurs, sociologue, puériculteurs, psychomotricienne) de deux services bruxellois – un service d’accompagnement socioéducatif (SASE) et une Maison d’enfants (après : la Maison) – ayant pour particularité d’être mandaté ou agréé pour intervenir « dans l’intérêt de l’enfant » mettent, pour le dire de façon familière, les mains dans le cambouis lorsqu’il s’agit d’intervenir auprès de personnes qui ne souhaitent pas forcément être aidés, ou collaborer. En effet, travailler sur autrui dans nos sociétés libérales-individualistes, c’est-à-dire celles qui accordent une importance morale à l’individu et à son autonomie (Ehrenberg, 2012), suppose dans l’idéal d’ « accompagner » ou de « faire avec » le bénéficiaire, de favoriser le plus possible l’autonomie de la personne en cherchant à éviter l’utilisation de la contrainte, ou du moins, à n’y avoir recours qu’en dernier ressort. Cet idéal toutefois, est très souvent mis à mal par la pratique. Le travailleur social est souvent tiraillé entre des exigences contradictoires qu’il doit tenter de concilier : protéger malgré lui/elle, ou travailler avec son consentement ? Accueillir sans ne rien attendre ou favoriser sa participation ? Cette thèse prend pour objet d’étude ce corps de « métier impossible » en suivant Freud (i.e. il s’agit d’aider la personne à s’aider elle-même), pour qui résoudre ces dilemmes relève de la gageure en raison du caractère singulier et complexe de chaque situation. Le travail social se caractérise par une forte composante conjecturelle propre aux « professions à pratique prudentielle » (Champy, 2015) qui oblige les professionnels à faire face à de l’incertitude. La thèse a ainsi pour objectif de confronter la macro-hypothèse d’une société de « l’autonomie comme condition » à la façon dont elle est pratiquée en situation : Comment, dans un contexte social où l’autonomie (à comprendre comme un ensemble de valeurs articulées entre elles) est valorisée, les travailleurs sociaux de deux contextes d’intervention différents (aide spécialisée et aide sociale générale) tentent-ils de tenir ensemble ce qu’ils sont dans l’obligation de faire et ce qu’ils font en réalité vu les circonstances imprévisibles auxquelles ils peuvent être confrontées ? Et poser la problématique de cette façon, faut-il le préciser, témoigne d’emblée de la nécessité de comprendre combien l’autonomie plutôt que d’être un acquis qui s’observe empiriquement, est une attente sociale, une idée-valeur qui structure – c’est du moins l’hypothèse de départ – les configurations relationnelles dans lesquelles prennent place les interventions des professionnels. Il est à noter que ce n’est pas une thèse qui dit de façon définitive ce qu’est une société de l’autonomie comme condition mais, de façon plus modeste, on peut dire que c’est une thèse qui contribue à éclairer de façon ancrée des débats autour de la société de l’autonomie comme condition. L’enquête est ethnographique et s’appuie sur l’observation des réunions d’équipe hebdomadaire des deux services (et parfois, des activités en cours, dans le cas de la Maison, telles que des séances de soutien à la parentalité, d’ateliers langage et de journées pédagogiques, en plus d’échanges informels avec l’équipe). Elle s’appuie également sur une série d’entretiens compréhensifs menés avec les différents membres des équipes. Elle montre qu’à des contextes d’intervention différents (aide spontanée pour l’aide sociale générale (la Maison), aide volontaire et aide contrainte pour l’aide spécialisée (SASE)) correspondent des publics plus, ou moins, voire pas du tout en demande, et donc des manières d’intervenir sensiblement différentes : tous les bénéficiaires n’ont pas spontanément choisi de les rencontrer et tous les travailleurs ne sont pas soumis aux mêmes pressions, ni n’ont les mêmes possibilités d’intervention en termes de degré de contrainte. Ainsi, si les travailleurs sociaux de l’aide sociale générale et de l’aide spécialisée partagent une activité socialement instituée commune – intervenir sur autrui –, il reste qu’ils la poursuivent dans deux contextes différents. Les cas du SASE et de la Maison illustrent les épreuves à la fois communes et différentes auxquelles ils sont confrontés lorsqu’il s’agit d’amener autrui à opérer un changement tout en respectant, le plus possible, l’idéal d’autonomie c’est-à-dire son consentement. Cette comparaison permet également de rendre visible, par contraste, les similitudes dans la manière dont les professionnels des deux services font face aux « épreuves de professionnalités » (Ravon & Vidal-Naquet, 2018). Elle montre que ces différentes ressources, en tant qu’elles se fondent sur la règle (constitutive) de l’autonomie, permet aux professionnels de définir des rôles, de savoir qui est qui, mais aussi d’attribuer des devoirs et des responsabilités, qui doit dire ou faire quoi à qui, dans quelles circonstances, de quelle manière, etc. Elles leur permettent en somme d’identifier dans quel jeu ils jouent, et de formuler des interdits et des permis. Elles fournissent ainsi non seulement des ressources de sens (qu’est-ce qui pose problème, quel rôle est joué par qui, qui est responsable de la difficulté et de la solution, etc.), mais également des moyens d’adopter le registre d’action adéquat et d’évaluer en permanence la légitimité de telle ou telle décision. Cette thèse montre aussi un jeu de miroir entre les règles que les travailleurs sociaux veulent suivre lorsqu’ils interviennent auprès des bénéficiaires et celles qu’ils veulent suivre lorsqu’ils travaillent en équipe. Les différents jeux de langage mobilisés pour donner sens, agir et justifier leur manière d’intervenir auprès de leurs publics, se rapprochent – parfois de très près – de ceux qu’ils utilisaient pour chercher à travailler en équipe. Cette quête de plus d’égalité, et ce respect du consentement de l’autre sont également les moteurs de nombreuses discussions à propos de leur manière de (vouloir) travailler ensemble en sociocratie ou en gouvernance partagée.
(eng)
This thesis examines how social workers (psychologists, educators, animators, sociologists, child caregivers, psychomotor therapists) from two Brussels-based services - a socio-educational support service (SASE) and a Children's Home (hereinafter referred to as "the Maison") - mandated or authorized to intervene "in the child's best interest," engage in their work when assisting individuals who may not necessarily seek help or cooperate willingly. In our liberal-individualistic societies, which place moral importance on individuality and autonomy (Ehrenberg, 2012), working with others ideally involves "accompanying" or "working with" the beneficiaries, promoting their autonomy as much as possible, and seeking to avoid the use of coercion, or at least, using it as a last resort. However, this ideal is often challenged in practice. Social workers are often torn between conflicting demands they must reconcile: protecting despite the individual's wishes, or working with their consent? Offering unconditional support or encouraging participation? This thesis takes on the subject of this "impossible profession," drawing on Freud (i.e., helping the person to help themselves), who argued that resolving these dilemmas is particularly challenging due to the singular and complex nature of each situation. Social work is characterized by a strong conjectural component inherent in "prudential practice professions" (Champy, 2015), which requires professionals to face uncertainty. The thesis aims to confront the macro-hypothesis of a society based on "autonomy as a condition" with how it is practiced in real-life situations: How do social workers from two different intervention contexts (specialized assistance and general social assistance) attempt to reconcile what they are obligated to do with what they actually do, given the unpredictable circumstances they may encounter, in a social context that values autonomy as a set of interconnected values? This framing of the issue highlights the necessity of understanding that autonomy, rather than being empirically observable, is a social expectation and a value idea that structures - at least initially hypothesized - the relational configurations in which professional interventions take place.It should be noted that this thesis does not definitively state what a society based on "autonomy as a condition" is, but rather, in a more modest manner, it contributes to shedding light on the debates surrounding a society based on autonomy as a condition, with grounded insights. The research is ethnographic and relies on the observation of weekly team meetings in the two services (and sometimes ongoing activities in the case of the Maison, such as parenting support sessions, language workshops, and pedagogical days), as well as informal exchanges with the teams. It also involves a series of comprehensive interviews with various members of the teams. The study demonstrates that different intervention contexts (spontaneous help for general social assistance [the Maison] and voluntary or coerced assistance for specialized assistance [SASE]) correspond to different target groups, with varying levels of demand, and consequently, substantially different ways of intervening. Not all beneficiaries have voluntarily chosen to seek help, and not all workers face the same pressures or have the same possibilities of intervention in terms of the degree of coercion. While social workers in both general social assistance and specialized assistance share a common socially established activity - intervening with others - they do so in two different contexts. The cases of SASE and the Maison illustrate the shared and distinct challenges they face when seeking to promote change in others while respecting autonomy, meaning the consent of the individual. This comparison also makes visible, through contrast, the similarities in how professionals from both services handle "professional challenges" (Ravon & Vidal-Naquet, 2018). It shows that these different resources, based on the constitutive rule of autonomy, allow professionals to define roles, know who is who, and assign duties and responsibilities. They determine who should say or do what to whom, under what circumstances, and in what manner, etc. In essence, these resources provide not only meaning (identifying what the problem is, which role is played by whom, who is responsible for the difficulty and the solution, etc.) but also ways of adopting the appropriate course of action and constantly evaluating the legitimacy of specific decisions. The thesis also reveals a mirror effect between the rules that social workers want to follow when intervening with beneficiaries and the rules they wish to follow when working as a team. The different language games used to give meaning, act, and justify their interventions with their clients closely resemble - sometimes quite closely - the ones they employ to try and work as a team. This quest for more equality and respect for the consent of others also drives many discussions about their ways of wanting to work together in sociocracy or shared governance.


Bibliographic reference |
Messaoudi, Fadoua. Le quotidien du travail sur autrui dans une société de l'autonomie. Les cas d’un service d'accompagnement socioéducatif et d’une Maison d’enfants intervenant dans « l’intérêt de l’enfant ». Prom. : Marquis, Nicolas ; Delchambre, Jean-Pierre |
Permanent URL |
http://hdl.handle.net/2078.3/277158 |