Les relations internationales de l’Amérique latine avec les grandes puissances ont été très largement déterminées par son rôle dans la division internationale du travail, à savoir celui de fournisseur de produits agricoles et de matières premières. Cette fonction lui fut assignée par les puissances monarchiques absolutistes de l’Espagne et du Portugal lors de la colonisation au 16ème siècle. Ce rôle économique, auquel l’Amérique latine fut cantonnée, a freiné considérablement son développement technologique et donc son autonomie face aux grandes puissances plus avancées économiquement. Bien que la région soit assez hétérogène sur le plan du développement économique et des capacités militaires, les pays d’Amérique latine, mêmes les plus avancés, ne connurent que de très brèves périodes de relative autonomie face aux grandes puissances industrialisées, tant sur le plan politique que sur le plan économique. Les théories de la dépendance qui ont émergé de ce contexte en Amérique latine portées par des économistes comme Hans Singer, Raúl Prebisch, Celso Furtado, André Gunder Frank ou encore par le futur président brésilien Fernando Henrique Cardoso et le sociologue chilien Enzo Faletto ont certes des limites, notamment du fait de la non-prise en compte de certains facteurs qui expliquent le rattrapage industriel de l’Asie orientale. Cependant, elles ont bien identifié la situation de blocage de développement et le manque d’autonomie de cette région depuis plusieurs siècles. Certains ont pu croire à un changement important au cours des années 2000, qui ont été marquées par une volonté politique de nombreux pays de s’émanciper davantage économiquement et politiquement des États-Unis et de l’Europe. Le Brésil et le Venezuela eurent ainsi des velléités de se hisser à un rôle de puissance internationale capable de contester une gouvernance globale fondée en grande partie sur le consensus néolibéral de Washington et sur une hégémonie géopolitique des États-Unis. Force est de constater que la crise de 2008 et la chute des prix des matières premières qui en résulta ont replongé la région dans des difficultés économiques considérables, affaiblissant leur position régionale et internationale comme leur autonomie financière et technologique (Muller 2017, Mares et Trinkunas 2016). La rhétorique d’un président Lula, qui mettait en avant les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), la coopération sud-sud et le rejet du consensus de Washington, a été remplacée par celle de Bolsonaro, qui s’aligne beaucoup plus sur l’administration Trump et dont le ministre de l’Économie Paul Guedes se réclame de la pensée des New Classicals de l’école de Chicago en faveur du libre-échange ricardien et du retrait du rôle de l’État dans l’économie (Defraigne, Villalobos 2020). Le fait que le seul fleuron global de haute 2 technologie brésilienne, Embraer, a failli passer en 2019 sous le contrôle de son concurrent américain Boeing, est plus qu’un symbole et indique les limites du Brésil comme puissance technologique et industrielle. La chute des cours pétroliers a mis fin aux ambitions régionales du courant nationaliste chaviste. Depuis 2014, le Venezuela est confronté à une grave crise économique liée à la dette (hyperinflation, etc.), ayant elle-même entraîné une crise sociale et humanitaire (sous-alimentation, mortalité infantile, etc.) ainsi qu’une crise politique (instabilité politico-institutionnelle) et meurtrière (violations des droits de l’homme). La crise que connait la plupart des pays d’Amérique latine depuis le milieu des années 2010 et qui s’est fortement aggravée depuis l’irruption de la pandémie du COVID-19, fait partie d’un phénomène récurrent de path dependency lié au rôle de cette région dans la division internationale du travail. Ce rôle maintient l’Amérique latine dans une position périphérique. Ce chapitre se propose d’analyser les origines et les évolutions de cette dépendance, ainsi que le processus dialectique entre cette dépendance et l’influence que les grandes puissances ont exercé sur l’Amérique latine. Cette analyse des transformations des rapports de forces sur la scène latino-américaine en mettant l’accent sur leur dimension économique s’inscrit dans une approche d’économie politique internationale (EPI).
Defraigne, Jean-Christophe ; et. al. L’Amérique Latine et les Grandes Puissances. In: Frédéric Louault & Kevin Parthenay, Politique de l’Amérique Latine, Larcier Intersentia, Brussels : Brussels 2023, p. 797-854