Delcour, Manon
[USL-B]
« De quoi est-ce l’histoire ? De qui est-ce l’histoire ? De qui raconte-t-on l’histoire quand on parle de Barbe-Bleue ? De celui qui met à l’épreuve celles qu’il dit aimer, les soumettant toutes à un test de docilité auquel il sait qu’elles échoueront ? Ou est-ce l’histoire de celles qui promettent de s’y soumettre sans y parvenir ? L’histoire de ce qui doit rester caché ou de ce qu’on se dissimule ? L’histoire de celles qui n’auraient pas dû ou l’histoire de ce qu’on doit… à son mari ? » Telles sont les premières phrases de la lecture-performance « Derrière les portes du château de Barbe-Bleue » de Lola Lafon, en mars 2021. Du conte de Charles Perrault au film Le secret derrière la porte de Fritz Lang en passant par l’opéra composé par Paul Dukas à partir d’un livret de Maurice Maeterlinck, le mythe littéraire de Barbe-Bleue a connu une grande fortune artistique et, surtout, pour ce qui nous occupe aujourd’hui, engage des questions liées au genre, au corps et à l’espace. En effet, ce conte convoque la figure d’un personnage masculin riche et sanguinaire, le thème des relations conjugales et de la puissance patriarcale, les motifs du secret, de la curiosité et de la désobéissance. Y apparaissent également des signes physiques (la barbe bleue, le sang sur la clef) et, une fois la chambre découverte, apparait l’exposition de la violence faite aux corps féminins. Le conte interroge aussi la représentation de l’espace, comme l’écrit Lola Lafon : « Il était une fois un homme […] qui fixe les limites aux filles qui n’en ont pas, qui dicte les lois, qui érige les frontières, ici tu n’iras pas, non, non, non, ma fille, tu n’iras pas danser dans cette chambre-là. » (Lola Lafon, lecture-performance « Derrière les portes du château de Barbe-Bleue », mars 2021) L’espace est pensé sur le mode du huis clos, dans un château, avec une chambre fermée à double tour, pour dissimuler la violence faite aux femmes. Une tour quant à elle permet au personnage féminin une échappée vers l’extérieur, qui prend – et c’est significatif - la forme d’un appel au secours à sa sœur Anne. Alain Montandon (2018) a proposé une étude de diverses réécritures de ce conte, par Margaret Atwood (canadienne) dans L’œuf de Barbe-Bleue, en 1985, traduction d’Hélène Filion, par Angela Carter (anglaise) dans Le Cabinet sanglant en 1979 ou par Ingeborg Bachmann (autrichienne) dans son roman inachevé Le cas Franza, autant de textes que Montandon considère comme des réécritures révélatrices de « troubles dans le genre ». Dans ces textes, « il s’agit […] de libérer la femme de l’emprise du mâle sanguinaire, et de construire une identité mise à mal par les meurtres en série. » (Montandon, p. 269) Ces autrices interrogent le fonctionnement du couple hétérosexuel et les rapports de pouvoir qui s’y jouent, questionnent « le schéma classique et stéréotypé de la sexualité bourgeoise où la femme est un objet, une marchandise à consommer » (Montandon, p. 275). Selon Montandon, elles mettent en scène la dépossession de soi, tout comme elles peuvent aussi transformer les oies blanches en maîtresses de leurs corps et désirs (Montandon, p. 279). Le motif de Barbe Bleue apparaît également sous la plume d’autrices contemporaines de langue française. On peut ainsi penser, entre autres, à la pièce de théâtre La Petite pièce en haut de l’escalier, écrite en 2007 par l’autrice québécoise Carole Fréchette, ou au roman Barbe Bleue de la Belge Amélie Nothomb (2012). On peut aussi évoquer le texte « Anne mes sœurs Anne » que Lydia Salvayre a fait paraître en 2021 dans le recueil intitulé Sororité, dirigé par Chloé Delaume et auquel a également participé Lola Lafon. J’entends quant à moi évoquer le traitement du motif de Barbe-Bleue par deux autrices, Hélène Lenoir et Lola Lafon. Si ces autrices ont des esthétiques très différentes, elles exploitent toutes deux la forme du monologue et les rapports entre curiosité, savoir et désobéissance inhérents à ce conte pour questionner le partage de l’espace intérieur, un partage genré et souvent empreint de violence physique et/ou symbolique. le conte de Barbe bleue cristallise ainsi certains des thèmes et des enjeux fondamentaux de leurs oeuvres respectives.


Bibliographic reference |
Delcour, Manon. « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » : violences faites aux femmes et pouvoir des histoires dans les œuvres de Lola Lafon et d’Hélène Lenoir.Colloque international Espace et genre (Université d'Augsburg, du 01/07/2021 au 03/07/2021). |
Permanent URL |
http://hdl.handle.net/2078.3/249055 |