Gillain, Nathalie
[USL-B]
L’écriture automatique, en tant que procédé d’écriture qui vise à réduire la fonction du poète à celle des « modestes appareils enregistreurs » (André Breton, Manifeste du surréalisme : 1924), constitue une « réponse littéraire » positive à la rupture introduite par la photographie dans le domaine de l’expression artistique. La spécificité du médium photographique est de réduire l’intervention de l’artiste à un rôle d’opérateur : une simple pression du doigt suffit à créer l’image. Autrement dit, la technique s’autonomise, elle prend en charge le processus de la création. Or, comme la photographie, l’écriture automatique est un procédé technique dont la première caractéristique est de mettre entre parenthèses l’intervention du sujet et de garantir, ce faisant, l’objectivité, l’authenticité, des images obtenues. Breton avait lui-même suggéré ce lien en 1921, dans un bref essai concernant les expériences de Max Ernst (1891-1976) : « L’invention de la photographie a porté un coup mortel aux vieux modes d’expression, tant en peinture qu’en poésie où l’écriture automatique apparue à la fin du 19e siècle est une véritable photographie de la pensée. Un instrument aveugle permettant d’atteindre à coup sûr le but qu’ils s’étaient jusqu’alors proposé ». Contemporains de la révolution surréaliste, les poètes Paul Nougé (1895-1967) et Henri Michaux (1899-1984) n’ont cessé de critiquer l’idéal de spontanéité qui soutenait la théorie de l’automatisme cursif, en soulignant notamment l’impossibilité de s’approprier absolument le langage et, ce faisant, le danger de s’identifier à un signe. On ne peut, de fait, qu’être interpellé par la « singularité » de ces œuvres poétiques, qui n’ont eu de cesse de mettre en place des mécanismes de défense contre les pièges de la récupération discursive. Cependant, certaines techniques d’écriture adoptées par ces deux auteurs affichent également une volonté de « dépersonnaliser » l’écriture poétique qui s’inspire de la rupture introduite par la photographie entre le sujet et l’énonciation. En d’autres termes, l’écriture (poétique) ne relève plus du modèle romantique de l’expression, mais d’une technique d’énonciation qui prive l’auteur de sa position d’énonciation première. Nougé a fondé son œuvre poétique et ses interventions sur le procédé de la réécriture, qui représentait à ses yeux le meilleur moyen de contrer le « culte aveugle de la spontanéité, de l’‘‘expression’’ déchaînée » en même temps qu’une manière d’effacer toute forme de signature. Il réduisait en effet le procédé de la réécriture à des manipulations de prélèvement et de « détournement » qui l’empêchaient non seulement de céder à la tentation de l’expression romantique (qu’il retrouvait dans la théorie de l’écriture automatique), mais aussi de signer ses interventions. En ce qui concerne l’œuvre poétique de Michaux, nous nous sommes surtout intéressée aux écrits concernant l’expérimentation des effets de certaines substances hallucinogènes sur le psychisme, à laquelle le poète a participé durant les années cinquante, dans le cadre de recherches médicales sur le traitement des psychoses. Ces écrits se caractérisent par une exigence d’objectivité, d’exactitude, tout à fait inédite dans le domaine de la poésie. Certains procédés d’écriture impliquent en l’occurrence une mise entre parenthèses du sujet, qui souligne l’autonomie du signifiant mais permet également de créer un « tracé » de mots dont l’unique fonction est d’indiquer la vitesse réelle du « mouvement pensant ». Le geste de la main traçant des mots, que Michaux met lui-même en scène, est fonction d’un mécanisme automatique : comparée à un « remorqueur », la main prélève et fixe plusieurs séries de signifiants dont la fonction est d’indiquer la vitesse du penser, la simultanéité des images. Les mots sont réduits, comme l’image photographique, à la fonction d’un « index ». On voit s’étendre un chapelet de vocables dont la fonction n’est plus de dénommer, mais de baliser, d’indiquer la présence, en deçà du langage, d’un autre discours, irréductible celui-là à la verbalisation : celui des rythmes. L’intérêt de notre recherche réside dans la démonstration que la photographie, étant un langage qui « conduit à dénier la valeur d’origine traditionnellement conférée à l’énonciation » (Piret, La littérature à l’ère de la reproductibilité technique, 2007), a joué un rôle structurel dans le projet de déconstruction critique de la relation d’identification aliénante à l’Autre langagier qui singularise les œuvres poétiques de Nougé et de Michaux. Reconnaissant l’ « impropriété » du langage verbal, l’impossibilité de s’identifier à un signe propre, ces deux poètes inventent de nouvelles techniques d’écriture qui, à la fois, prennent acte de cet état de fait (le langage est un dispositif qui fait tiers entre l’homme et sa pensée) et lui répondent, en leur permettant d’échapper à toute identification signifiante. Ainsi assiste-t-on, du point de vue de l’énonciation, à un véritable renversement de perspective : il ne s’agit plus d’écrire pour exprimer des sentiments ou des idées, ni pour rapporter des faits observables, mais pour créer des effets qui montrent la possibilité d’intervenir sur le rapport de dépendance de l’homme au langage. Par ailleurs, l’intérêt du corpus choisi tient à ce qu’il permet de mettre en évidence, au-delà des points de convergence entre ces deux auteurs, deux traitements du « photographique » diamétralement opposés, constituant le négatif l’un de l’autre : tandis que Nougé exploite les vertus de l’anonymat que confère le mode d’énonciation technique, Michaux cherche à faire passer dans la langue un timbre propre.


Bibliographic reference |
Gillain, Nathalie. Paul Nougé et Henri Michaux au-delà de l'écriture automatique. Du constat de l'impropriété du langage verbal à l'invention de procédés d'écriture photographiques."Paul Nougé et Henri Michaux au-delà de l'écriture automatique. Du constat de l'impropriété du langage verbal à l'invention de procédés d'écriture photographiques", dissertation doctorale présentée en vue de l'obtention du titre de Docteur en Langues et Lettres (Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve), 19/12/2011). |
Permanent URL |
http://hdl.handle.net/2078.3/178386 |