Dufrasne, Marie
[USL-B]
Le dispositif institutionnel de l’Initiative Citoyenne Européenne (ICE) est extrêmement cadré. La réglementation de l’ICE prescrit le registre d’interaction dans lequel vont se placer les participants. En effet, la plupart des échanges avec la Commission se déroulent en ligne (enregistrement de la proposition, réception de la réponse, activation du système de récolte de signatures en ligne). Les contraintes juridiques et formelles qui pèsent sur les participants sont très fortes et laissent peu de place à l’expression. Certains participants qualifiant même le comportement de la Commission de « harcèlement administratif ». Les promoteurs disent se sentir obligés d’élaborer des propositions raisonnables et de se plier à des pratiques en adéquation avec la manière de fonctionner de la Commission pour pouvoir être considérés. L’audition auprès du Parlement européenne constitue le principal moment d’expression. Or, celui-ci requiert, comme de nombreuses situations dans les arènes institutionnelles européennes, d’utiliser la grammaire qui convient qui n’accepte aucunement le registre de l’émotion. L’enjeu principal est de faire la démonstration de son expertise relative à la proposition en un temps réduit et en respectant scrupuleusement les modalités imposées. Pour rencontrer leurs besoins de débats, de partage et d’expression, les promoteurs d’initiatives ont mis en place des espaces en marge du dispositif officiel, générant des débordements de la participation programmée. D’autres finalités émergent donc. Les utilisateurs de l’ICE débordent le cadre du dispositif et le redéfinissent : ils organisent des débats, des happenings, ils recherchent le soutien de parlementaires, ils rejoignent des collectifs lors de manifestations ou événements, ils injectent de la délibération en interne, ils interpellent les parlementaire via Twitter. Le cas de l’initiative Stop TTIP qui s’est auto-organisée par contestation du refus de la Commission de l’enregistrer est une forme de détournement du dispositif, de « réappropriation de la participation par les citoyens ». Ils ont converti leur « déception » et leur « indignation », tout en multipliant les moyens d’actions : ils conjuguent des actions militantes classiques du type manifestation, à une créativité, au recours à l’humour, à la mobilisation des TIC pour du médiactivisme, et à la formulation d’une contre-expertise invoquant, d’une part, une caution universitaire et, d’autre part, des exemples quotidiens et des témoignages. Ces pratiques de débordement leur permettent de donner place aux émotions. L’urgence de la situation (négociations politiques en cours concernant le traité Transatlantique) les a poussés à s’exprimer avec une virulence assez inédite dans ces cénacles. Certains acteurs ont également détourné le dispositif pour tenter de récupérer un peu d’autonomie dans l’usage : ils ont créé un logiciel de récolte de signature alternatif à celui de la Commission qui « restait sourde » à leurs demandes de modifications et ont élaboré un widget du formulaire de signature qui peut être embarqué sur tous les sites des associations supportrices d’une ICE. Par ailleurs, les affects sont d’une certaine manière mis à distance par le format campaigning que revêt l’ICE en requérant de récolter un million de signatures. Les participants se voient élaborer des messages à diffuser au grand public et des slogans pour faire mouche. La recherche de la viralité ne laisse place qu’à une certaine forme d’émotion, celle qui créera le buzz et touchera un maximum de signataires. L’enthousiasme des débuts a rapidement laissé la place à une grande déception face aux pratiques « procédurières » et « juridico-techniques » de la Commission. La plupart des promoteurs estiment qu’ils sont « méprisés » par la Commission et ne sont aucunement « considérés » comme des partenaires ratifiés, ils se sentent constamment tenus à distance. Ils estiment que leur expression est « muselée ». Après 3 ans de fonctionnement, les discours sur l’ICE sont majoritairement empreints de déception, de défiance vis-à-vis des institutions et même parfois d’une rage concernant le peu considération attribuée à la parle citoyenne au niveau européen. Au sein des comités, l’expression des états affectifs est par contre relativement courante. Ceux-ci viennent à s’exprimer en réunion sous forme des motifs de l’action, d’évaluation de ses pratiques, de ressenti personnel vis-à-vis de l’ « échec » ou de reconstruction des bénéfices personnels retirés. Cette proposition est élaborée à partir d’une recherche effectuée dans le cadre d’une thèse de doctorat. Les résultats proviennent d’observations participantes réalisées durant 2 ans au sein des comités belges de deux initiatives citoyennes européennes. L’observation participante s’articule également à des entretiens, des courriels, des listes de diffusion et des observations lors d’événements institutionnels européens.
Bibliographic reference |
Dufrasne, Marie. Les débordements d’un dispositif participatif institutionnel : comment l’Initiative Citoyenne Européenne impose aux participants de contourner un contrôle maximal des affects.Colloque international « La démocratie participative : refoulement ou formalisation des émotions ? (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, France, 17/06/2016). |
Permanent URL |
http://hdl.handle.net/2078.3/178010 |