Degrande, François
[UCL]
Ce essai analyse la production romanesque de l’écrivain argentin Juan José Saer (1937-2005) située entre 1961 et 1980, c’est-à-dire entre la rédaction de son premier roman La vuelta completa (1961-1963) et la parution de Nadie nada nunca en 1980. Après un chapitre théorique- “Voyage dans le monde de la théorie ludique” / “Viaje por el mundo de la teoría lúdica”- consacré à l’anthropologie du jeu, quatre parcours analytiques tentent de définir la valeur exacte du concept de jeu dans l’œuvre de Saer. Le premier de ceux-ci, “Le jeu dangereux des mots dans La vuelta completa”/ “El peligroso juego de las palabras en La vuelta completa” explicite le cadre ironique et pervers d’un roman empreint des “astuces élémentaire et au carré” révélées par Borges dans ses commentaires sur le jeu de carte du Río de la Plata, el truco (Evaristo Carriego). On débouche sur une des caractéristiques essentielles du jeu chez Saer : l’impossibilité d’en sortir. Le chapitre offre aussi une nouvelle lecture du problème de l’ironie chez Saer en le comparant avec celui du jeu, notamment en considérant la fausse absence de sérieux que ces problèmes présupposent. Sur cette base, on propose une définition et une illustration des trois dimensions des jeux ironiques chez Saer. Le deuxième chapitre d’analyse textuelle associe Responso (1964) et Cicatrices (1969): “Responso et Cicatrices. Apologie de la pathologie du jeu réservée aux narrateurs compulsifs”/“Responso y Cicatrices. Apología de la ludopatía reservada a los narradores compulsivos”. Le chapitre montre que l’univers des casinos conduit les antihéros Barrios et Escalante à verser dans une philosophie du jeu pathologique dont on trouve des traces suspectes dans l’écriture: l’objectivisme, entre autres, rend compte d’une fascination pour les supports ludiques. Partant de l’exposition à la perte dans le jeu comme dans la vie, le chapitre confronte la valeur positive du jeu (Huizinga, Caillois) avec la réalité psychiatrique du jeu pathologique apparue tardivement dans le DSM-IV en 1980 (Valleur et Bucher), et bien visible dans les affres ludiques des losers de Saer, héritiers du type du «joueur» dostoïevskien. Le troisième chapitre -“Le jeu du monde à l’envers : le deuil ou l’obsolescence déprogrammée du passé dans El limonero real (1974)”/ “El juego del mundo al revés: el duelo o la obsolescencia desprogramada del pasado en El limonero real (1974)”-pointe les caractéristiques de l’association jeu/deuil pathologique dans une œuvre noire qui évoque le deuil impossible suite à la mort d’un enfant et la tragédie associée à l’irréversibilité temporelle. Le concept de “lud(t)opatía” est proposé pour évoquer le refus de la perte, manifeste dans les rapports à la vie et à la mort des héros de Saer. Les traits conflictuels de la relation entre l’incorporation et l’introjection (Abraham et Torok) sont orchestrés dans l’effusion maladive d’une prose poétique répétitive, soufflée par l’objectivisme du Nouveau roman, comme pour mieux mettre en lumière l’obscurité du problème humain de l’objectivation psychanalytique. Le deuil pathologique possède cependant un contrepoids ludique, proche de ce que nous pourrions appeler l’ “introjection ludique”: l’art du simulacre et la résurgence de la voix de l’enfant mort dans la figure du narrataire constituent deux des jeux osés de Saer pour dompter la mort. Enfin, au quatrième chapitre, “Rumeurs énigmatiques sur la fin du jeu/monde dans Nadie nada nunca”/ “Rumores enigmáticos del final del juego/mundo en Nadie nada nunca”, on se penche sur le lien entre les bruits qui courent au sujet de la fin du monde et la paralysie du jeu durant l’époque de la terreur en Argentine. Si l’on songe aux manifestations franches du jeu dans les premières œuvres de Saer, on constate qu’un déplacement, en lien avec l’horreur provoquée par la junte militaire, a transformé le jeu en une affaire cryptique et en une énigme, impossible à résoudre, qui a trait à de mystérieux assassinats de chevaux. Dans le cinquième roman de Saer, comme pour échapper à la censure, le jeu se réfugie symboliquement dans le rêve où hasard et psychanalyse s’unissent pour allégoriser l’horreur de la torture, forme macabre du jeu dans le monde argentin. Les conclusions générales invitent à repenser toute l’œuvre de Saer et les nombreuses analyses auxquelles elle a donné lieu en prenant en compte les forces obscures associées à l’univers du jeu dans son monde romanesque.


Bibliographic reference |
Degrande, François. El oscuro lazo del juego en las cinco primeras novelas de Juan José Saer. (2016) |
Permanent URL |
http://hdl.handle.net/2078.1/153828 |