"Passionnément" : l'esprit à la lettre. Ghérasim Luca et Jacques Rancière

Communication en collaboration avec Oleg Lebedev (philosophie, UCL) dans le cadre du séminaire jeunes chercheurs "(Re)configurer le sensible Approches esthétiques, approches politiques : confrontation avec l’œuvre de Jacques Rancière" (études littéraires, théâtrales et cinématographiques, philosophie et histoire de l’art), UCL - USL-B. Argumentaire : L’un des premiers critiques du poète Ghérasim Luca, Dominique Carlat, postule que chez Luca « poésie et pensée philosophique ne sont que les deux faces d’un commun refus de transiger ». Luca, on le sait, s’y prend par le bégaiement ; l’œuvre « Passionnément » (qui a fait l’objet d’un enregistrement vidéo qu’on peut trouver sur Youtube) en témoigne. Le bégaiement de Luca ne peut toutefois être interprété comme une fantaisie insouciante : « faire bégayer la langue sera l’autre voie qu’empruntera Gherasim Luca pour introduire la dissonance dans ce concert trop uniforme pour être spirituel auquel se réduit trop souvent l’exercice habituel du langage » (Carlat). Mettre à mal les représentations inscrites au cœur même de la langue, montrer l’assise bancale (et bégayante) sur laquelle repose toute tentative de « communication », décevoir les habitudes perceptives du lecteur (qui sont d’abord paresses de lecture et d’interprétation) : tels sont les enjeux littéraires du bégaiement de Luca. Ces enjeux littéraires s’accompagnent d’enjeux politiques : en introduisant une césure dans l’appareil audio-phonatoire (selon divers procédés) d’une part et, d’autre part, dans ce « refus de transiger » et de s’inscrire dans une communauté linguistique (rappelons que Luca était apatride), Luca fait vaciller la notion même de « discours » et de « représentation », en faisant de ceux-ci une « norme » (langagière, communautaire, politique) à laquelle il refuse de prendre part. In fine, en refusant le jeu de l’inscription du sujet au sein d’un espace social partagé, en subvertissant la « figure » même de l’écrivain, du poète, c’est la notion même d’ « identité » qui explose : « il démontre ainsi que la définition de l’identité peut s’ouvrir à la gratuité du hasard : toutes les catégorisations ne sont qu’entraves dérisoires » (Carlat). Ces thèmes seront déployés et articulés au régime de l'esthétique de Rancière et à la notion de reconfiguration du sensible qui lui est propre.