Martens, David
[UCL]
Abondante et protéiforme, l'oeuvre de Blaise Cendrars semble à bien des égards « éclatée ». Pourtant, elle présente un facteur d'unité particulièrement consistant : une signature pseudonymique apposée à l'ensemble de sa production littéraire. Une véritable poétique de la pseudonymie anime en effet l'écriture cendrarsienne. Il importait de l'explorer plus avant, afin d'en faire apparaître les enjeux et d'en mettre en relief le retentissement sur l'oeuvre entière. Il s'agit dans un premier temps de combler un manque dans le paysage de la critique et de la théorie littéraire, en esquissant les lignes de force d'une poétique de la pseudonymie. Cette élaboration interroge le dispositif de la fausse signature de façon nouvelle, en l'abordant du point de vue de la réception, pour faire apparaître que, à côté de la lecture la plus courante du pseudonyme, qui y voit le faux nom d'un véritable auteur, une autre perspective est envisageable, qui consiste à le concevoir comme le vrai nom d'un écrivain fictif. Toutes les uvres écrites sous pseudonyme jouent d'une façon spécifique de cette ambivalence. L'étude des gloses relatives à son nom de plume auxquelles se livre Cendrars, l'analyse du rapport entre la nature particulière de cette signature et les différents genres pratiqués par Cendrars, une interrogation sur le statut de certains des à-côtés de l'oeuvre - correspondances, manuscrits, représentations iconographiques de l'écrivain, et jusqu'à certains documents d'ordre privé (cartes d'identité, passeports, etc.) -, permettent d'appréhender la pratique cendrarsienne de la fausse signature. Ce parcours fait apparaître que l'écriture cendrarsienne, développe, parallèlement à la mise en évidence de son caractère de création littéraire, voire de son appartenance à l'ordre de la fiction, une dynamique qui vise à accréditer l'existence effective de son signataire. Ce corpus d'écriture est ainsi parvenu à donner corps à son auteur, selon une stratégie dont la mise en relief permet à la fois de faire pièce aux accusations de mythomanie et/ou de mensonge dont Cendrars a fait l'objet, tout en exposant ce qui les a rendues possibles. L'invention de ce premier autre qu'est l'auteur se réécrit à plusieurs reprises, à de nombreuses années d'intervalle, à travers un scénario fantasmatique qui peut s'interpréter comme la mise en récit de la genèse du pseudonyme. L'étude de Vol à voile, récit fondateur, donne ainsi à penser que le projet d'écriture est animé par un désir de donner corps à une figure paternelle, imaginaire, à laquelle le géniteur de l'écrivain s'est révélé inapte à prêter consistance. Cette scène et sa reprise témoignent de ce que ce projet d'écriture s'enracine dans un travail de deuil ambigu, et impossible à mener jusqu'au bout, d'une figure paternelle imaginaire que l'écrivain s'est employé à incarner sous le nom de Blaise Cendrars. Cet événement fondateur, rejoué dans et par l'écriture, met systématiquement l'auteur aux prises avec d'autres écrivains, et ses différents avatars reflètent certains des enjeux cruciaux de l'uvre, à commencer par ceux qui animent la poétique de la pseudonymie. Les relations mises en scène posent en effet la question de la signature en la nouant à une logique du don qui régit la circulation de l'écriture et fonde l'axiologie en fonction de laquelle Cendrars définit sa propre création par affinités avec d'autres auteurs et, surtout, par une opposition, meurtrière à certains égards, mais qui prend parfois plus simplement la forme du vol. La constante reprise de cette scène fait également apparaître les similitudes entre l'usage cendrarsien de la fausse signature et des pratiques aussi différentes que le collage (pratiqué par Cendrars à partir d'un roman de Gustave Lerouge), la publication par Cendrars, au sein d'un de ses livres, de pages écrites par un autre (André Gaillard), la traduction (Cendrars a notamment traduit l'auteur et ancien hors-la-loi américain Al Jennings) ou encore l'entretien (une écriture de soi fondée sur un dialogue). Les références hermétiques et, particulièrement alchimiques, qui marquent nombre de textes de l'auteur de L'Homme foudroyé permettent à l'écrivain de conférer une plus large portée à sa poétique de la pseudonymie et au deuil impossible qui la sous-tend. Si la figure de Remy de Gourmont s'apparente dans l'oeuvre cendrarsienne aux doubles d'écriture précédemment étudiés, le récit par Cendrars de sa rencontre avec son maître prend une coloration alchimique qui métaphorise le principe d'écriture au coeur de son imaginaire de la création, marqué au sceau du secret. Celui-ci s'actualise notamment dans le caractère crypté du sous-bassement hermético-alchimique de l'oeuvre, qui permet à l'écrivain d'élaborer conjointement une mythographie de ses origines et de l'écriture. La conception des rapports entre le langage et le monde qui gouverne la pensée hermétiste et sa métaphysique de la sympathie obéit à un schème similaire à celui qui caractérise la pseudonymie, notamment dans sa dynamique de fusion de l'ordre du signe et de la réalité tangible, dont rend compte la théorie de la signature des choses, que Cendrars connaissait manifestement puisque cette conception innerve ses souvenirs relatifs à l'écriture de L'Eubage. À travers un tel maniement des signes, l'écrivain contribue à définir sa pratique de l'écriture et s'arroge le pouvoir démiurgique de donner la vie à un être artificiel, inventé de toutes pièces. Plus largement, la signature cendrarsienne, hantée par celle de ses multiples autres, se voit également habitée par ce Grand Autre Anonyme qu'est la nature, ou le monde. L'intertexte hermético-alchimique mis en oeuvre par Cendrars confère ainsi une forme imaginaire de large amplitude aux motivations intimes qui, telles qu'elles se donnent à lire dans l'oeuvre, auraient présidé à l'invention de l'auteur. En inventant son pseudonyme et en lui donnant corps (et corpus) à travers son oeuvre, Blaise Cendrars est parvenu à réaliser, dans et par l'écriture, cette impossibilité logique qui consiste à s'inventer, c'est-à-dire, en l'occurrence, à se donner la vie à travers le regard de son lectorat. En cela, son oeuvre est parvenue à incarner le mythe d'autoengendrement qui sous-tend le symbolisme que l'auteur confère à son nom de plume en le rattachant au phénix (re)naissant de ses cendres.


Bibliographic reference |
Martens, David. L'invention de Blaise Cendrars : une poétique de la pseudonymie. Prom. : Watthée-Delmotte, Myriam |
Permanent URL |
http://hdl.handle.net/2078.1/149854 |