Lebedev, Oleg
[UCL]
Initialement créé à Paris en 1797, l’opéra-comique en trois actes « Médée », sur une musique de Cherubini et d’après un livret de Hoffmann, connaît en 2008 à « La Monnaie » de Bruxelles une nouvelle mise en scène, reprise ensuite en 2011 dans le même théâtre et en 2012 à Paris, au Théâtre des Champs Elysées. Rapidement, un climat de contestation gronde : la version originale française est modernisée par Krzysztof Warlikowski et Christian Longchamp qui ont réécrit les dialogues parlés dans un langage contemporain plus cru. L’objet de la discorde est avant tout la vulgarité de cette adaptation. A la première parisienne, l’exécution de l’opéra doit être momentanément arrêtée pour calmer les voix de protestation face à ce que d’aucuns considéraient comme une trahison et une mutilation de l’œuvre originelle. Plutôt que de voir dans ce refus d’insultes et de modernisation un simple effet de contrainte du genre très codifié « opéra », ou de rejouer l’éternelle querelle des amateurs de l’art lyrique réactionnaires et des modernes, la communication se propose de réfléchir sur ce phénomène de reprise et de réécriture à partir de ce que Jacques Rancière a appelé « le régime représentatif » et « le régime esthétique » de l’art. Notre projet est d’étudier brièvement les procédures qui lient les propriétés des objets dits d’«art» à leur contexte et aux types d’émotions dégagés et compris comme nécessaires chez le public. Le régime représentatif accorde les passions humaines et les expressions des personnages dépeints aux mœurs du peuple à qui est destiné le poème, respectant ainsi la bienséance qui exige d’être en accord avec les règles de la décence et du bon goût. Dans une telle économie réglée des rapports entre les manières de faire des artistes, leurs modes de perception et de pensabilité, certaines formes d’expression sont alors destinées à rester ceux du vulgaire, tandis que d’autres sont promises à la grandeur tragique. C’est sur ces principes de convenance et d’harmonie que l’âge classique français construisait déjà l’ensemble de ses critères et de ses règles formelles. Une telle conception ordonnée de l’art fût en effet la pierre de touche de tout le système des Belles-Lettres : chaque fiction devait se conformer de façon convaincante aux passions de l’homme (exigence d’accord à la nature humaine), à l’Histoire et la société (exigence d’accord aux caractères et mœurs d’un peuple), au goût et aux modes du moment (exigence morale), et enfin au genre lui-même, tel qu’il définit la logique même des actions et des personnages acceptables en son sein (exigence de respecter les conventions). Autrement dit, tout le régime représentatif trouvait son unité dans la fixation des critères qui gouvernent la production artistique, laquelle impose à l’elocutio et aux actions représentées sur la scène d’être conformes à la nature des sujets de cette représentation. Ainsi, Médée est reine avant d’être immigrée et figure majeure de la mythologie avant d’être un monstre à insulter. Lui refuser son statut de personnage sacré d’une part, et l’accuser dans un parler vulgaire d’autre part, c’est transformer le genre noble qu’est l’opéra en un genre devenu trop déplorable du théâtre « postmoderne ». En écho à cette discorde, aux textes fédérateurs de Boileau et de Batteux est opposé le « régime esthétique » de l’art où les œuvres se désolidarisent des principes de convenance et de bienséance, s’inscrivant ainsi en rupture avec le système représentatif. Plutôt que de rechercher l’harmonie entre l’auteur, le personnage représenté et le spectateur qui assiste à la représentation, le rapport esthétique à l’opéra crée un nouveau public constitué de joueurs désintéressés venant contempler librement les choses belles. L’esthétique emblématise alors la ruine de l’ordre où le poème était une fable bien construite nous présentant des hommes en acte qui explicitaient leur conduite en de beaux discours, convenant en même temps (1) à leur état, (2) à la donnée de l’action et (3) au plaisir des hommes de goût. Avec quelques mots réécrits, chez Warlikowski c’est toute une « cosmologie poétique » qui est renversée.
Bibliographic reference |
Lebedev, Oleg. « Vous voyez de vos fils la mère infortunée » : "Médée" à l’épreuve du système des Belles-Lettres.Le théâtre contemporain européen (Dijon, du 15/05/2013 au 17/05/2013). |
Permanent URL |
http://hdl.handle.net/2078.1/128192 |