Vanasten, Stéphanie
[UCL]
La présente thèse de doctorat en littérature comparée est la mise en regard de deux romans au long cours d'écrivains majeurs du XXe siècle - à savoir « Het verdriet van België » (1983) de Hugo Claus et « Ein weites Feld » (1995) de Günter Grass - à travers la question fondamentalement dialogique du grotesque. La première partie de cette étude pointe l'indéniable pertinence d'une pierre angulaire aussi scabreuse et complexe que le grotesque: elle invite dès lors à un travail d'interrogation et de conceptualisation autour du grotesque, enjeu esthético-littéraire et théorique de cette recherche. Il fallut d'abord élaborer une méthode de travail comparé dissymétrique : pour épingler le grotesque, il s'agissait d'une part de respecter les apories d'un "concept" dont les chercheurs ont unanimement montré combien il résiste à la conceptualisation et fuit une pensée définitoire et stabilisante ; d'autre part, il s'agissait de donner à la fois à lire conjointement et de manière rigoureusement scientifique des oeuvres romanesques singulières où le grotesque se niche en caméléon, en évitant de leur appliquer une "pré-compréhension" herméneutique. Ici se trouvèrent légitimés les fondements épistémologiques de ce travail doctoral. Le champ de recherche ancien, foisonnant et syncrétique des théories du grotesque, principalement examiné à la lumière des travaux incontournables de W. Kayser et de M. Bakhtine fut ensuite rendu opérationnel grâce à un appareillage théorique mesuré à des jalons contemporains, souvent canoniques et internationaux (où l'on peut voir une plus-value de cette étude), faisant inévitablement résonner des gestes de lecture poststructuralistes (Fuß 2001, Robertson 1996, Symmank 2002, Rosen 1991, Harpham 1982). Cette première partie expose dès lors en cinq points, dialoguant et formant petit à petit un réseau de définitions, davantage une problématique du grotesque visant à stimuler une pratique de lecture dynamique (1/ le "grotesque" entre le genre et la catégorie esthétique ; 2/ l'interface grotesque de l'hybridité à partir de lieux d'ambivalence/ambiguïté et de dislocation/déconstruction ; 3/ le moment incongru du grotesque comme "radicalement inanticipable" avec ses effets de choc, de surprise, de tension et d'hyperbolisation ; 4/ l'anamorphose politique du grotesque : le grotesque comme « forme exceptionnelle de vision » et pratique signifiante qui dans son indétermination se soustrait à un vouloir dire univoque; 5/ le moment de crise du grotesque) . Le projet d'interprétation du grotesque ajuste la précision terminologique et méthodologique de la première partie au propos d'analyse dans la seconde et troisième partie, portant respectivement sur le roman de Claus et de Grass. Un état respectif de la recherche pointant ici et là du grotesque délivre une assise à la lecture à ce jour inexplorée qui est présentée ici de ces deux romans. Dans la seconde partie, l'analyse personnelle de « Het verdriet van België » s'engage à partir de l'acte du décréateur Louis Seynaeve, de l'annonciation revisitée en une sainte mère animalisée, de l'invention fantasque et scatologique des "Miezers", et ainsi de tout l'acte d'écriture grotesque ludiquement engendré par une poétique de mots croisés, annoncée dans un méta-commentaire. Du chapitre 2 au chapitre 4, cette étude traite l'idée de consécutivité présente dans ce Bildungsroman. Elle démontre que le grotesque présent dans la première partie du roman va se nicher dans des configurations dualistes en croix (assez bien mises en exergue par la recherche) abritant tout l'apparat de la religion chrétienne, pour s'y intensifier dans une tension et véritablement faire exploser la grille narrative dans la seconde partie. Il s'avère que le grotesque s'infiltre là où l'architectonique bipolaire et conjonctive (ici sous-tendue notamment par le culte de l'origine) se démantèle. A cette constellation se supplémente un mouvement de déconstruction (chap. 3) qui atteint son paroxysme dans la seconde partie du roman, en particulier dans la représentation du corps (chap. 4) et dans toute la corporéité et sensualité grasse de la langue de Claus. La troisième et dernière partie de cette recherche doctorale, consacrée à l'oeuvre de fiction de Günter Grass Ein weites Feld, démontre comment les narrateurs, après que la porte de Brandenburg se soit ouverte à la manière d'un conte, forment des voeux et entreprennent ainsi de raconter leur histoire comme en jouant à un puzzle. L'analyse explique pas à pas comment le texte romanesque présente en un jeu d'ombres chinoises deux personnages (im)mortels dans une mésalliance carnavalesque, dont le corps fantomatique gagne paradoxalement au fil des pages en corporéité grotesque et est caricaturé par une intertextualité parodique (chap. 3). Les pièces du puzzle sont cependant déplacées par une autre perspective narrative, y subissent le rabaissement et libèrent du grotesque. De cette confrontation, les personnages pro- et régressent dans leur « Bildung » vers le ridicule et l'aliénation (Entfremdung) (chap. 4). Dans « toute cette histoire » virulente d'intertextualité, entre similitudes et différences, un mouvement de dégagement "acrobatique" (selon le mot de l'auteur), étudié au chapitre 4, agrandit davantage la faille mise en exergue par le mur, par laquelle finalement les personnages, se rebellant dans un dernier sursaut carnavalesque (chap. 5), s'abandonnent à l'hypotexte sur lequel ils étaient greffés et s'émancipent des narrateurs, lecteurs et de leur auteur.
Bibliographic reference |
Vanasten, Stéphanie. Kruiswoordraadsels en puzzels. Grotesk bij Hugo Claus en Günter Grass. Prom. : Leonardy, Ernst ; Vanderlinden, Sonja |
Permanent URL |
http://hdl.handle.net/2078.1/149827 |