Di Pede, Elena
[UCL]
Les chapitres 32-45 du livre qui porte le nom du prophète Jérémie posent de nombreux problèmes à la critique historique en raison de leur incohérence apparente tant de la chronologie que du récit. Aussi, ces chapitres sont le plus souvent morcelés, chaque péricope étant lue indépendamment de son contexte proche. Cette section est pourtant composée entièrement en prose et présente des indices convergents qui invitent à la lire comme un ensemble cohérent d'un point de vue littéraire. Lorsqu'on l'aborde avec les outils de l'analyse narrative, deux questions majeures s'imposent au lecteur : pourquoi présente-t-elle une chronologie chaotique dans un premier temps, du moins? Forme-t-elle un récit avec une intrigue unifiée ? La réponse à ces questions permet de saisir la cohérence de ces chapitres, cohérence littéraire mais aussi théologique dans la mesure où il y est question du devenir de lalliance entre YHWH et son peuple. L'essentiel, pour comprendre un récit, est de lui poser les bonnes questions. La chronologie chaotique que 32-45 présente, du moins dans sa première partie (32-39), soulève la question de la stratégie de communication mise en oeuvre par le narrateur lorsqu'il arrange son récit de la sorte. L'étude montre que la disposition des événements, loin d'être illogique, met en exergue les flash-back du texte. Ceux-ci se situent au centre de la première partie et vont à rebours dans le temps: du plus récent (34,8-26), au plus éloigné (36) par rapport à l'aujourd'hui du récit. Dans ces épisodes centraux, le narrateur montre que la situation dramatique de Jérusalem est la conséquence, attendue depuis longtemps déjà, de l'obstination du peuple et de ses chefs à ne pas écouter la parole de YHWH. Plus largement, la disposition des événements au fil du récit est au service de son efficacité et du sens qui en émerge. Cet élément déroutant oriente le lecteur vers le paradoxe que représente pour les humains l'action de YHWH dans l'histoire. Le paradoxe, élément capital à la compréhension de l'ensemble, est à l'oeuvre dans le récit dès son exergue, le chapitre 32. Après avoir lu ce chapitre, le lecteur sait qu'il doit s'attendre à être dérouté au fil de sa lecture s'il veut comprendre, qu'il doit être prêt à se laisser surprendre, à bouger. En ce sens, Jr 32 donne au lecteur des éléments du «contrat de lecture», pacte tacite proposé par le narrateur au lecteur afin que ce dernier trouve la bonne longueur d'onde pour entrer dans le récit et qu'il prenne le recul nécessaire à sa bonne compréhension. Dans ce récit d'ouverture, après avoir exposé la situation initiale, l'emprisonnement du prophète et l'encerclement de la ville (32,1-4), le narrateur montre comment évolue et s'aggrave le refus, par le peuple et ses chefs, de la parole prophétique, une parole qui annonce certes la punition du peuple, mais aussi sa restauration. Ce refus d'écouter est le catalyseur du drame et en constitue le coeur. C'est de lui, en effet, que dépendent tant les mauvais traitements du prophète que les malheurs de la ville et la déportation de ses habitants. Ce refus entraîne encore une situation chaotique en Juda, puis la décision ferme de retourner en Égypte, là où YHWH et son prophète seront définitivement reniés par le choix conscient et délibéré des idoles. Cependant, si le châtiment est inévitable, un petit reste est annoncé qui rend possible l'espoir de la renaissance voulue par Dieu et annoncée par le prophète dès le début du récit. Ainsi, le destinataire de l'histoire apprend que le déroulement de son histoire d'alliance avec Dieu dépend de ses choix: choisira-t-il la mort, à l'exemple du peuple, ou, instruit par le contre-exemple exposé par le récit, écoutera-t-il la Parole et optera-t-il pour un chemin qui mène à la vie? Le lecteur doit donc avoir la patience de se laisser éduquer par le texte afin de poser les bonnes questions pour qu'il puisse faire sens. S'il y parvient, «les mots du passé parlent du présent et dessinent en figure l'avenir. Et, dans cette opération, la mémoire fragile et courte d'hommes sans avenir se trouve touchée d'une lumière inconnue qui découvre, comme jamais, à la fois la profondeur du mal et la radicalité du salut que Dieu va donner» (A.-M. Pelletier). Telle est la leçon de Jérémie, en particulier du récit des chapitres 32-45.
Bibliographic reference |
Di Pede, Elena. Au-delà du refus, l'espoir : recherches sur la cohérence narrative de Jr 32-45 (TM). Prom. : |
Permanent URL |
http://hdl.handle.net/2078.1/149795 |