Degrande, François
[UCL]
Cet article démontre que l'ironie pratiquée par deux protagonistes de Saer (Pancho Expósito dans La vuelta completa(1961-1963) et Sergio Escalante dans Cicatrices (1969) emprunte tantôt au cynisme sa puissance destructrice, tantôt à l'humour juif une audace incomparable. Les protagonistes de Saer sont cruels parce qu'ils postulent que leurs interlocuteurs prendront pour du bluff ce qui émane plus sérieusement de leurs pensées les plus perverses. Il n'empêche, en agissant de la sorte, ils annoncent leurs crimes et délits en toute impunité et, après coup, se permettent le luxe ultime d'entraîner autrui dans leurs travers immoraux. Sur base de fragments emblématiques, ce travail montre que Saer est disciple de Borges en ce qu'il fond dans ses romans les préceptes théoriques qui font toute la saveur du "truco" (Evaristo Carriego). La lecture proposée cherche à montrer que l'ironie chez Saer est par essence imprévisible, puisqu'elle s'apparente à une combinatoire aléatoire où les postures de sincérité alternent avec le déguisement de la pensée. On songe ici à la tension entre l'info et l'intox, typique du comportement des rumeurs. En tirant toutes les conclusions de la reprise de Borges par Saer, on peut donc avancer que l'"ironie au carré" (Borges), dès lors qu'elle simule le décalage entre le dire et le vouloir dire, ruine sur un plan théorique les définitions classiques de l'ironie (Schoentjes). Enfin, l'article ouvre de nouvelles perspectives en suggérant que le comble de l'ironie se donne à lire dans El entenado (1983) de Saer. Ce roman qui s'offre comme une allégorie de la dictature militaire argentine donne une voix au chapitre aux Indiens Colastinés, lesquels s'expriment dans une langue où un même mot veut dire une chose et son contraire. On retrouve donc, mais cette fois élevée à la puissance cubique, une nouvelle interrogation théorique sur l'ironie: en parlant la langue "def-ghi", les indiens Colastinés ne savent jamais quel sera le sens choisi par leurs interlocuteurs (peut-être l'ignorent-ils eux-mêmes?)… Si cette linguistique peu pragmatique ne détruit mystérieusement pas le langage, il est à noter qu'elle constitue un véritable défi pour la survie de l'ironie, tant sur un plan pratique que sur un plan théorique.
Bibliographic reference |
Degrande, François. “Ironía y cinismo en la narrativa de Juan José Saer”. In: Brigitte Adriaensen y Carlos van Tongeren, Ironía y violencia en la cultura latinoamericana, 2015 |
Permanent URL |
http://hdl.handle.net/2078.1/140272 |