Fusulier, Bernard
[UCL]
Barbier, Pascal
[Université Paris1 Panthéon-Sorbonne]
Shaik, Farah
[UCL]
Les hommes et les femmes sont en position inégalitaire face à la carrière scientifique et académique. Pour les femmes, cette insertion apparaît comme un « tuyau percé » (« leaky pipeline » - Berryman, 1983; Alper, 1993) produisant une « évaporation » progressive des femmes au fur et à mesure de l’avancée dans la carrière (SHE Figures report, 2013). Plusieurs mécanismes dissuadant ou empêchant les femmes de poursuivre une carrière scientifique ont déjà été bien décrits dans la littérature : engluement des femmes dans des tâches peu valorisées fabriquant un « plancher gluant » (« sticky floor ») ; structuration du champ scientifique autour d’un habitus masculin (Beaufays, Krais, 2005) ; effet « Matilda » pour les femmes (Rossiter, 1995) versus un effet « St Mathieu » (Merton, 1968) pour les hommes. Et lorsque l’on observe le travail et les carrières scientifiques depuis la sphère privée, on constate que ces mécanismes s’enracinent dans un conflit travail/famille (objectif et subjectif) davantage présent du côté des femmes (Marry, Jonas, 2004). Ces mécanismes montrent à quel point l’Université est une “organisation genrée” (“gendered organisation” - Acker, 1990). Elle véhicule un “ordre genré” dans ses structures, ses principes organisationnels, ses us et coutumes, en bref dans la pratique du travail scientifique. De fait, l’Université s’est organisée autour d’une figure masculine : le “professeur d’université” entièrement investi dans son travail, libéré de la nécessité domestique par un carer (celui/celle qui prend soin), obligé de déployer une disponibilité entière pour les activités quotidiennes d’entretien et de reproduction des personnes. L’Université s’est ainsi construite sur un modèle de dissociation travail/famille caractéristique de la société salariale avec un engagement total, volontaire et passionné dans le travail. Elle épouse pleinement un régime de genre affectant une place inégale aux hommes et aux femmes dans la distribution des activités socialement valorisées : parce qu’ils sont historiquement définis comme chefs de famille (pater familias) dont les qualités présupposées sont l’affirma¬tion de soi, la technique, la rationalité ou la force, les hommes sont assignés prioritairement à la sphère productive et au travail rémunéré. En miroir, les femmes étant historiquement considérées comme des êtres sentimentaux dont les vertus excellent au sein des relations de service, elles sont assignées à la sphère familiale et au travail non rémunéré. Ce sont aussi ces stéréotypes associant la rationalité au masculin et l’émotivité au féminin qui contribuent à faire de la « Science » une activité masculine – au-delà donc de la structuration organisationnelle genrée de ses institutions. Il suffit de rappeler les propos tenus aux Etats-Unis, en 2005, par l’ancien président de la prestigieuse Harvard University, Lawrence Summers pour le mesurer. M. Summers avait affirmé qu’il fallait prendre au sérieux l’hypothèse selon laquelle un facteur d’ordre génétique serait à l’origine de la faible proportion de femmes professeurs dans les sciences dures. Grâce aux revendications féministes et aux acquis des études de genre qui ont dénoncé et déconstruit les arguments naturalistes, l’Université se proclame aujourd’hui à la fois ouverte aux femmes et sensible aux souhaits des individus de concilier vie professionnelle et vie familiale (on trouvera un exemple récent de cette volonté dans la Charte européenne des chercheurs). Néanmoins, elle continue à prendre appui sur le modèle de la dissociation et de l’assignation sexuée travail/famille. Pire, les attentes institutionnelles envers l’engagement professionnel des universitaires se renforcent sous l’effet d’un certain nombre de politiques scientifiques et managériales récentes. Ces dernières accentuent les pressions sur l’implication professionnelle via une nouvelle régulation, à savoir : une pression à la productivité, une pression à la mobilité, une pression à la compétitivité et une pression à « l’accountabilité » (c’est-à-dire à être comptable de son travail). C’est donc une « haute tension » qui caractérise aujourd’hui la situation des chercheur-e-s (Fusulier, del Rio Carral, 2012), cela dans un contexte où le volume de chercheur-e-s en situation de précarité professionnelle a augmenté, renforçant une concurrence pour l’accès à des postes définitifs proportionnellement rares. Dans son mode de fonctionnement, dans ses critères d’évaluation et dans son processus de sélection, l’Université fait donc toujours implicitement intervenir la situation privée et les conditions de vie de ses chercheur-e-s. Le présupposé d’un engagement total dans la carrière et l’institution est que les chercheur-e-s ajustent leur vie privée ou qu’ils/elles bénéficient d’un soutien suffisamment fort au sein de celle-ci pour réaliser leur carrière. Cela constitue un attendu masqué, caché derrière la seule « excellence scientifique », génie pure étranger à toutes considérations ordinaires. A partir d’un programme de recherche initié par Bernard Fusulier en 2010 à l’université de Louvain sur les jeunes chercheur-e-s (des chercheur-e-s en post-doctorat) par questionnaires et par entretiens, nous nous proposons de donner quelques éléments d’explications sur la plus grande vulnérabilité des mères dans ce jeu universitaire. Mais, au-delà de cette contribution à une réflexion maintenant bien établie, notre intention est, pour reprendre les propos de Nicky Le Feuvre, « de comprendre pourquoi cela n’est pas le cas de toutes les mères enquêtées (et pourquoi cela est le cas de certains hommes, qu’ils soient pères ou non). Il est évidemment important de montrer […] que cette diversité tient en partie aux conditions objectives de vie des enquêté-e-s (volume et type de capital social à disposition, composition et étendue des réseaux hiérarchiques, amicaux et familiaux de soutien). Il serait néanmoins également important de comprendre à quel point l’adhésion ou la distanciation subjective des enquêté-e-s à l’égard des modèles normatifs de genre interfère avec ces éléments objectifs » (Le Feuvre, 2012, p.17). Telles seront les questions posées ici, à partir du cas des chercheur-e-s parents et post-doctorants du FNRS. Ainsi, plutôt que de comparer les « pères gagnants » (Gadéa, Marry, 2000) aux « mères perdantes », nous mènerons une analyse interne au groupe des chercheurs pères et interne au groupe des chercheures mères afin de mettre en avant, à l’intérieur de chacun d’eux, les variations dans l’expérience de la carrière et les conditions (objectives et subjectives) de celles-ci. Nous recomposerons ensuite dans une discussion l’ensemble des enseignements retiré de ces analyses pour poser la question de la relation entre parentalité et carrière scientifique, et des inégalités de genre qu’elle génère. Bibliographie indicative Acker, J., 1990, Hierarchies, jobs, and bodies: A theory of gendered organizations, Gender & Society, 4:139-58. Alper, J., 1993, The Pipeline Is Leaking Women All the Way Along, Science, 260:409-11. Berryman, S. E., 1983,. Who Will Do Science? Minority and Female Attainment of Science and Mathematics Degrees. New York: Rockefeller Foundation Fusulier, B., Del Rio Carral, M., 2012, Chercheur-e-s sous haute tension !, Presses de l’université de Louvain, Louvain-la-Neuve. Gadéa, C., Marry, C., 2000. Les pères qui gagnent : descendance et réussite professionnelle des ingénieurs. Travail, Genre et Sociétés 3, 109-135. Le Feuvre, N., 2012, Préface, in Fusulier, B., Del Rio Carral, M., Chercheur-e-s sous haute tension !, Presses de l’université de Louvain, Louvain-la-Neuve. SHE Figures. 2013. Gender in Research and Innovation. Publications Office of the European Union, Luxembourg. Beaufays, S., Krais, B., 2005. Femmes dans les carrières scientifiques en Allemagne : les mécanismes cachés du pouvoir. Travail Genre et Société 14 (2), 49-68. Marry, C., Jonas, I., 2005. Chercheuses entre deux passions ». Travail, genre et sociétés 14 (2), 69-88. Merton R., 1969, « The Matthew Effet », Science, 159 (3810), 56-63 Rossiter Margaret, 1993, « The Matthew Matilda Effect in Science », Social Studies of Science, 23 (2), 325-341.
Bibliographic reference |
Fusulier, Bernard ; Barbier, Pascal ; Shaik, Farah. "Naviguer" dans la carrière scientifique : une question de supports configurationnels privés et professionnels.Colloque International "Les femmes dans le monde académique" (Paris Diderot, Sorbonne Nouvelle - Paris 3, Paris 13 et Paris Descartes, du 26/03/2015 au 27/03/2015). |
Permanent URL |
http://hdl.handle.net/2078.1/159392 |